Ce que je sais

 

1. Je sais que la langue est à l’intérieur du monde et que, simultanément, le monde est dans la langue. Je sais que nous sommes à la lisière de la langue et du monde.

 

2. Je n’aime pas les phrases du type “rien de neuf sous le soleil” ou “tout a déjà été dit”. Je sais qu’il est à tout instant possi-ble d’affirmer : “tout est toujours neuf sous le soleil” ou : “presque rien n’a déjà été dit de ce qui peut être dit”.

 

3. Je sais qu’il n’y a de vraie cohérence que dans une apparente incohérence. Tout objet se vêt de chaos. Toute pensée, pour prendre corps, doit ménager sa part de flou, accepter son désordre.

 

4. Au rayon des évidences : je sais que toute activité humaine consiste, d’une ma-nière ou d’une autre, à lutter contre la mort.

 

5. Je sais que le temps est lié à l’es-pace. Le temps est l’ombre de l’espace. L’espace l’ombre du temps. Je sais que nous vivons dans l’ombre d’une ombre et que cela revient à la lumière.

 

6. Je sais que je ne sais rien de l’amour.

 

7. Je sais que je ne vis pas dans le monde, mais dans l’ombre du monde. Je sais que je vais dans le monde comme un insecte irait, sa vie durant, dans l’ombre d’un talus.

 

8. Je sais que tout est somme et que tout élément de la somme dépend de la som-me elle-même.

 

9. Je sais que tout, autour de moi, n’est qu’une masse d’aléas. Je sais que toute parole s’appuie sur une immense architecture d’aléas.

 

10. Je sais que le tonnerre vient après l’éclair et parfois, dans mes songes, le tonnerre précède l’éclair. Je sais qu’à voir dans tout phénomène simultanément son contraire, on élargit – et fonde – le regard.

 

11. Je sais que trouver une chose c’est la perdre un peu. Je sais que posséder une chose c’est la réduire un peu.

 

12.  Je

Je sais

Je sais que

Je sais que j’aime

Je sais que j’aime énormément

Je sais que j’aime énormément une

Je sais que j’aime énormément une femme

Je sais que j’aime énormément une femme mais

Je sais que j’aime énormément une femme mais je

Je sais que j’aime énormément une femme mais je ne

Je sais que j’aime énormément une femme mais je ne sais

Je sais que j’aime énormément une femme mais je ne sais pas

Je sais que j’aime énormément une femme mais je ne sais pas : LAQUELLE !

 

13. Je sais que parler c’est marcher sur un fil avec du vide à droite et du vide à gauche. Je sais que rien ne tient ce fil aux deux bouts. Je sais qu’écrire c’est parler dans un temps immobile.

 

14. Je sais que tout mot contient mille mots. Je sais que tout mot repose dans cha-cun des mots qu’il contient. Je sais qu’une phrase est comme mille fois mille phrases et que penser s’apparente aux sports nautiques.

 

15. Je sais que tout poète authentique est foutu. Et qu’un poète foutu n’est pas nécessairement au­thentique. Je sais qu’un poète clairement simulateur est parfois authentique. Je sais que l’authenticité du poète est une notion relative et dangereuse.

 

16. Lire n’est pas nécessairement ana-lyser, n’est pas nécessairement « compren-dre ». A la pisci­ne, on ne demande pas au nageur la composition de l’eau, le nombre et la répartition des baigneurs, ou pourquoi telle nage sous tel saint du calendrier. On ne lui demande pas de décrire en crawlant l’ar-chitecture ou l’acoustique du lieu, ou d’expliquer un oiseau prisonnier sous les voûtes, ou de singer au mieux la traversée d’un phoque olympique. On ne lui demande pas d’apprendre par cœur les heures d’ou-verture ou de s’emmerder à siffler sur un banc toute la durée d’un cours sur la brasse papillon. Non. On ne lui demande pas, pour finir, avant chaque plongeon, de remonter un sens caché de là : tout au fond de la piscine. Non. On laisse nager les nageurs. On laisse nager les nageurs. Et les piscines font le plein.

 

17. Je sais que je vis en pensée dans un silo à livres. Quelques livres récents, neufs, remarquables. Mais dans l’immense majorité des livres pourris, moisis, à l’état de très légers amas de poussière. Ne restent que les structures métalliques et de fines particules de savoir, inutilisables. La lumière, issue de rares fenêtres, traverse le silo sans encombre.

 

18. Je sais, pour avoir trouvé quelques daguer­réotypes au fond d’un grenier – des portraits rongés par le temps et la lumière – que l’oubli est une chose énorme, que l’oubli est notre plus beau lot.

 

19. J’ai foi dans le fait que Dieu n’existe pas. C’est écrit pour moi partout dans le silo. C’est lisible aussi au travers des hublots. Je sais qu’après la mort il n’y a que la mort et qu’elle ne fait aucun bruit.

 

20. Je sais que, vu depuis la lisière entre la lan­gue et le monde, l’univers est en entropie croissante. Mais je ne sais plus ce qu’il en est si je grimpe au sommet d’un arbre (un de ces arbres sur la lisière entre la langue et le monde) où l’on voit à la fois loin dans la langue et loin dans le monde.

 

21. Je sais, pour être grimpé au sommet d’un arbre, que derrière la langue c’est un pré immense, avec des fleurs sombres, et de petits sentiers labyrinthiques.