retour au sommaire

retour aux inédits


Jonas Orphée


texte écrit sur une commande
de Philippe Labaune

créé
au Théâtre de l'Etoile du Nord
à Paris, en mars 2007
par
la Compagnie Houdart-Heuclin
et le Théâtre du Cristal

ce texte à géométrie variable
est constitué de 147 fragments
pensés pour au moins huit acteurs


éditions Color Gang
Mars 2007





Jonas Orphée
(fragments)


9. le texte derrière moi
(l’Acteur)

Prise de parole 7837. Je descends jusque dans la vallée. Un goulet étroit. Les yeux fermés pour éviter les obstacles. Et pour mieux voir dans la pénombre mes ancêtres sur les gradinages. Je dois faire cinq mètres en ligne droite. Quelques degrés sur la gauche, prise de parole 7836, dans laquelle je parle de ma mère, et de ma grand-mère, et de mes ancêtres féminins. Quelques degrés à droite, 7838, prise de parole dans laquelle j'agonise. Un : marcher droit pour couvrir les cinq mètres. Deux : ne pas marquer d'arrêt. Trois : ne pas se retourner. Ne pas se retourner. J'ai oublié mon texte derrière moi. J'avance dans une prise de parole dont j'ai oublié le texte derrière moi. Si je tire un peu à gauche, je raconte ma mère et mes ancêtres féminins sur les gradinages. Si je tire à droite, je raconte mon agonie, je raconte ce qui n'est pas racontable. J'avance dans une prise de parole dont le texte est derrière moi. 7836. 7838. 7837.


18. les mondes minimaux
(l’Acteur)

Prise de parole 808. Dite : "Les Mondes Minimaux". L'important lorsque je parle n'est pas ce que je dis – non – l'important est que cela prenne forme – environ – cinquante centimètres en avant de mon visage. Une fois que les choses ont pris forme – là – le reste n'a plus d'importance. On peut continuer de parler des heures. On a fini. Je bouge alors de quelques centimètres, je change l'inclinaison d'un avant-bras, et je recommence. On peut, comme cela, en moins d'une heure, fabriquer cent cinquante-sept mondes minimaux.


20. perdus sous l'orage
(Orphée)

"on", on se tient par la "main", on est en "forêt", "avec", les premières "gouttes", on se dit "chercher un abri", d'abord on marche vers "voiture", puis on se dit "non", "rocher", gros "rocher plat", dans "clairière", grand "matelas", "vêtements" dessous, "fougères", il pleut "déjà" pas mal, "nous" tout nus "couchés" dessus, à faire l'amour, ou tenter de, "tonnerre", "tonnerre" jamais "bien loin", puis "éclairs", puis "tonnerre", puis "éclair" puis "tonnerre" très fort tout près, c'est pas "possible" de faire l'amour avec "tonnerre" tout le temps tout près, on est "repartis" sous "pluie", "habits" dans "bras", "chaussures" dessus, on a "trouvé", "abri" sous un "surplomb rocheux", roulé "habits" pour faire "oreiller", tout nus, juste "chaussettes", "amour" de nouveau, essayer, pas facile avec "froid", et "petit filet d'eau" sous "hanches", finalement, on n'a pas, mais on est "heureux" quand même, c'est presque mieux, "presque", comme si pendant "quelques minutes" on avait été plus "nus que jamais", "on", "on est" revenus vers "voiture", on a "fait l'amour" dedans, "pluie" autour, beaucoup, "buée", tellement "buée" que, même un "policier", non, même un "passant", non, "personne", on a réussi "quand même" puis on s'est "presque" endormis, "presque", et, "pluie" s'est calmée, "soleil" revenu, on s'était dit "qu'on n'oublierait jamais" puis on a "oublié", on a "tout oublié", on n'en a "jamais" reparlé...


48. le chat comptable
(un idiot naturaliste)

Trois oiseaux entrent dans la tour.
Trois oiseaux sortent de la tour.
Le chat, au pied de la tour.

A tout moment le chat.
Sait combien d'oiseaux sont dans la tour.


51. le zoo dans la baleine
(la femme du bazar)

Acravessu, chivel, chut, cinird, crucudoli : bélioni !
Fuarmo, granioella, haotri, hurandollo : bilouno !
Iscergut, malut, menchut, olophint : boluanu !
Parriqoat, pangeïan, poën, sirpint : bulaéna !
Téapi, tirtoa, toïruoï, unsocto : baléïné !
(Tous mes animaux sont inachevés.)


53. une page de théâtre
(l’Acteur)

Je parle avec 3 cm de marge à droite, 4 cm de marge à gauche, léger espace en haut, léger espace en bas, centré, corps 12, bloc de prose d'une douzaine de lignes, interligne standard, je parle ce que je suis, du texte, ou ne suis plus, tombé d'un livre, silencieux. Je ramasse l’objet tombé d'un livre. 7728. Il ne fait aucun bruit. Je le pose sur mes lèvres. L’objet 7728 ne fait aucun bruit sur mes lèvres. Seuls mes doigts et mes bras bougent encore, ils dessinent avec ma bouche un objet silencieux, sans bord : une parole. Une parole qui ne dit rien sauf, et ne fait aucun bruit sauf : ce rectangle de prose, invisible, inaudible.


57. les restes
d'une dernière tentative
pour vider la mer
(Jonas et le scribe)

        La mer est vide ?
                Non.
                Ils étaient deux.
                A travailler comme des ânes.
                Plusieurs centaines de seaux mais.
                Ils oubliaient au fur et à mesure.
                On leur a dit d'arrêter.

        Elle est où l'eau ?
                Dans la mer.

        Ils vidaient dans la mer ?
                Oui.

        Vous leur avez pas dit ?
                Non.


60. les images dans la valise
(Jonas Orphée)

Ils doivent penser que j'avais envie de mourir. En fait, non. J'avais juste envie d'ouvrir ma valise. Les images qu'on ne sort jamais. Par esprit de contradiction peut-être. Ou parce que c'est trop compliqué. Incapable de gérer tout ça. Je descends dans la mort y voir ce qu'est la vie. Je tombe sur toi. On discute. On remplit la valise.


61. cet hôtel existe-t-il ?
(le scribe)

Cet hôtel au
bord de la mer
n'existe pas le lit
n'existe pas la salle de bains
n'existe pas la lumière qui nous vient
de la fenêtre n'existe pas tant
que nous n'aurons pas
fermé les yeux.


63. la vie dans la mort
(le scribe)

Les morts que tu croiseras ici (car tu croiseras des morts) ne sont pas les vrais. Tout comme les vivants. Pas les vrais. La vie n'est pas le contraire de la mort, la vie est une parcelle de la mort, un recoin d'émission lumineuse et d'agitation dans la mort.


68. perpétuel instrumentiste 1
(Orphée)

J'ai appris à jouer de la guitare quand j'avais cinq ans. J'ai appris à jouer de la guitare quand j'avais six ans. J'ai appris à jouer de la guitare à douze ans. J'ai appris – vraiment – à jouer de la guitare à vingt ans, pour une fille que j'aimais. J'ai arrêté quand on s'est quittés. J'ai réappris la guitare à vingt-cinq ans. J'avais tout oublié. A vingt-huit ans, je jouais dans les bars, paralysé quand il y avait une fille, jolie, assise à une table, qui me regardait. J'ai donc appris à jouer sans regarder les filles. A trente ans, j'étais assez bien en toutes circonstances. Je pouvais jouer les yeux fermés. Je n'ai pas vu les années filer. Soixante-dix ans. La guitare est dans un placard. Je perds la mémoire. Quatre-vingt-dix ans. Je perds la mobilité des doigts. La tête. Cent dix ans. Des bouts de ma parole. Des fibres. Des images. Trois mille cinq cents ans. Du vent derrière les yeux. Silence mesuré en tonnes. Doigts sculptés dans la pierre. Perdu le placard. J’ai perdu le placard. J’ai perdu le placard et la clef du placard. J’ai perdu l’univers autour du placard. Trois milliards cinq cent millions d’années. J’ai perdu l’univers et ses clefs.


69. les pingouins
(les idiots naturalistes)

Nous avons — autrefois — observé les pingouins — dans leur milieu naturel — ou dans l'espace confiné d'un zoo — toute action du pingouin — semble — semble — extrêmement — réfléchie — observez le pingouin — il avance et rencontre un obstacle — réfléchit — oublie — réfléchit — se donne un nouvel objectif — avance et rencontre un obstacle — réfléchit — oublie — réfléchit — pingouin réfléchit beaucoup — oublie beaucoup — réfléchit beaucoup — oublie beaucoup — sans jamais aucun souvenir de ce à quoi il réfléchissait dans la seconde précédente — non — oh que non ! — l'homme — l’homme — réfléchit moins que le pingouin — moins concentré — mais il se remémore parfois — parfois — ce qu'il a pensé dans la seconde précédente — oui — oh que oui ! — et c'est ainsi que l'homme — parfois — mais parfois seulement — sans gloire et sans brillance — oui — parfois — franchit des obstacles — non.


70. perpétuel instrumentiste 2
(l’Acteur)

J'ai appris la guimbarde avec le grand maître Judulkum Kariyam qui tenait son art du grand maître Rhalopshem Zamtan qui tenait son art de Halordrap Thinaïsum qui le tenait de Harlmolrap Timindip qui le tenait de Alfto-gumen Toyemverep qui de Aloupstinem Virip qui de Yacusem Kalamroumfa qui de Rhalozep Zemto qui de Himdindi Ayghighim qui de Toïliverep Kahoumrahla qui de Noussoup Yarshapen qui de Oualoupsoum Ayrikham qui de...


76. la cécité
(le scribe)

Nous vivons dans une bête aveugle. Ce qui est vu par chacun d'entre nous n'est qu'une infime portion d'un regard de bête aveugle. Ceux d'entre nous qui voient moins bien, les yeux fatigués ou détériorés, voient mieux l'envers d'un regard d'aveugle : la lumière. Le poids de ce qui est vu par chacun de ceux qui voient bien n'est qu'un infime quantième du poids sombre de ce qui est vu par la bête. Le poids total de ce qui n'est vu par aucun d'entre nous, si toutefois cela pouvait s'ajouter, s'empiler, serait très légèrement supérieur au poids total de ce qui n'est pas vu par la bête. Celui qui, sorti de la bête, l'observe avec quelque distance, porte dans son regard le poids de plusieurs milliers de regards de bêtes aveugles et, se tournant vers la lumière, pousse par les yeux les cris de celle – aveugle – et muette – qui les contient toutes.


77. chanson pour la fin du monde

en canon :

yi vou
tun ti dori
di si ki yi sou da maidi

yo vun
tan to duro
do so ko yo sun dé moudo

yu van
ton tu daru
du su ku yu san di mundu

ya von
tai ta déra
da sa ka ya son do manda

yé vai
tou té diré
dé sé ké yé sai du mondé
...


84. loin de la mer, des terres et du ciel
(les sentinelles)

Tu vois quelque chose ?
        Non, je ne vois rien !
                Il ne voit rien.

Tu as un problème ?
        Non non, tout va bien !
                Tout va bien.

On est près des côtes ?
        Non, pas du tout !
                On est loin des côtes.

Est-ce que tu vois la mer ?
        Non, pas la mer !
                Pas la mer.

Est-ce que tu vois les terres ?
        Non non pas du tout !
                Non, il ne voit pas les terres.

Es-tu près du ciel ?
        Non ! Non !
                Non, loin du ciel.

Tu vois quelque chose ?
        Non, je ne vois rien !
                Il ne voit rien.       
                Il n’a pas de problème.
                Il est loin des côtes.
                Il ne voit pas la mer.
                Il ne voit pas les terres.
                Il est loin du ciel.
                Il ne voit rien.
                Il n’a pas de problème.


85. parler sans jamais s'arrêter
(Orphée)

J'aimerais parler sans jamais m'arrêter. Parler sans dormir. Parler pour tout dire et ne rien dire et dormir en même temps. Parler comme un nageur éternel. Parler du fond du fond du fond de la piscine pendant des jours et des jours, aux heures d'ouverture, aux heures de fermeture. Parler toute une nuit dans un ministère. Parler du début et de la fin sans jamais le début et sans jamais la fin.


92. le bruit d’un poème
(Orphée)

J’ai passé une partie de ma vie à – “composer” ? – des poèmes. Mais ce n’était pas des poèmes. Ça faisait le bruit d’un poème. Qu’ai-je fait pendant ces années ? Je visitais le royaume des morts. J’accompagnais les touristes. Maintenant je suis mort. Je continue de – “composer” ? – des poèmes. Qui font le bruit d’un poème. Je suis un touriste parmi d’autres. Nous visitons en grappes. Nous suivons un poète plus ancien. Persuadés de traverser le royaume des morts avec des yeux plus que vivants. Persuadés de parler encore au présent quand l’écho met plusieurs années – “plusieurs années” ? – à nous revenir.


93. le sommeil des morts
(la fiancée amoureuse et les deux capteurs de réel)

        Tu m'entends ?
                Il est mort ?
                        Non, il dort.
        Tu m’entends ?
                Et nous, peut-être qu'on dort ?
                        Il dort quand même.
                        Il se promène au milieu des morts.
        Est-ce que tu m’entends ?
                Peut-être que toi aussi tu es mort.
                        Je ne sais pas.
                Je me promène avec toi
                au milieu des morts.
        Entends-moi.
                Nous dormons en marchant
                dans le sommeil des morts.
        Entends-moi.
                        Je ne sais pas.
                Nous marchons éveillés
                chez les morts qui nous rêvent.
                        Je ne sais pas.
        Entends-moi.


96. la fin du monde
(les idiots du bord du monde)

        On dirait un jeu.
                Ce n'est pas un jeu.       
        Une ligne sur le sol.
                Ils s'entraînent à la franchir.       
        Ils disent que c'est la fin du monde.
                Ligne de fin du monde.       
        Ils s'entraînent à la franchir.
                Ce n'est pas un jeu.       
        C'est la fin du monde.


102. la bonne distance amoureuse 2
(Eurydice)

attends
et sois patient
il faut un peu d'usure
pour que les corps s'emboîtent


107. les inondations
(la fiancée pour demain)

Nous serons amoureux demain. Promis. Aujourd'hui, je n'ai pas le temps. La rivière, entre deux obstacles, accélère. Un autre jour, elle envahit toute la vallée et s'immobilise. Aujourd'hui je n'ai pas le temps. On verra demain. Peut-être. Toute une vallée sous le calme des eaux. Nous jouerons dans le grenier. Avec des osselets. Ou des cubes d'enfants. Nous regarderons nos souvenirs plantés dans le jardin. Ce qu'il reste du jardin. J'ai tout perdu sous les crues de la rivière. Je n’ai pas le temps.


119. la porte au fond du couloir
(Orphée)

Depuis que je t'ai rencontrée
j'avance dans un couloir
éclairé par la gauche.

Il paraît que tu joues
dans cette lumière.

Une porte au fond du couloir.

Si je l'ouvre je suis mort.


120. les encombrements du ciel
(voix multiples)

pourquoi
si souvent
entend-on les cloches sonner ?

des ciels bleus ou rouges / des ciels allongés / des ciels qui oublient de s'éteindre / des ciels éclatés en pleine poitrine / des ciels qui recouvrent les parois intérieures des cloches / des ciels sur lesquels viennent cogner les battants des cloches / des ciels silencieux et sonores / bavards / infiniment / des ciels qui parlent et qui parlent / nous font nos vêtements colorés / nos maisons / nos ballots de souvenirs / nos pots emmaillotés / nos valises pleines de petits encombrements / notre difficulté à être / difficulté à continuer d'avancer avec / un si léger bagage / un si faible encombrement / un fil si ténu / pour nous tenir à la terre / nous tenir / pour nous tenir / nous tenir à la terre


126. Objet 7
(la femme du bazar)

El4bam. 4520. Bumbi2eirusul. 3325. Buao5ollutti. 2216. Lampe de poche, établi, outils. 1477. Bua4atiolli 1. 985. Bua8atiolli 2. 656. Cechipu5ut. 437. Je commence par l’enveloppe extérieure. 311. Cegi3e3uosie3ax. 291. Cao5ollir. 194. Fou3ouli. 129. Je travaille avec de l’eau et des cotons-tiges. 108. Hurlu5ugi. 86. Lende3ea. 57. Muti2iar. 38. Le moteur au centre. 29. Pere7esul. 25. Phunu8ugrephi. 17. Pui2ilun. 11. Les yeux, le plus important c’est les yeux. 9. Prisintu7uor. 7. Riloqae5eori. 5. Tepo3os. 3. Petite décharge électrique. 3. Tunni2iea. 2. Tren1set. 1. Voilà. Un. Zéro. Voilà. Zéro. C’était ma première grenouille.


128. livre des morts en transit
(le scribe)

Gilbert Dagoit, ressuscité le 7 avril 1979. Alain Paulet, ressuscité le 5 octobre 1999. Virginie Cognat, ressuscitée le 23 mars 1871. Noradine Mokaddem, ressuscité le 3 mai 1931. Margot Bantus, ressuscitée le 8 juin 1731. Martine Pardon, ressuscitée le 24 juin 1911. Karine Gauthier, ressuscitée le 12 avril 1988. Paulette Peyrache, ressuscitée le 6 novembre 1978. Maurice Lebas, ressuscité le 8 novembre 1933. Jean-Pierre Rouflette, ressuscité le 15 juin 1945. Bernadette Sylvestre, ressuscitée le 8 juin 1996. Julienne Chaverot, ressuscitée le 16 juillet 1982. Hanuyin Ozkan, ressuscité 12 juin 1918. Bérengère Leduc, ressuscitée le 10 décembre 1823. Hubert de Saint Hilaire, ressuscité le 20 mai 1981. Guilhem Deschamps, ressuscité le 4 février 1850.



135. les mulots dans la mort
(Orphée)

Si tu meurs je meurs aussi.
Dans ma tombe je creuse un tunnel.
Un mulot me voit passer.
Que font les mulots dans la mort ?


138. je suis morte
(Eurydice)

je suis morte — c'est pas trop compliqué à dire — je reprends contact avec mes lèvres — d'habitude je parle plutôt en soufflant dans les arbres — je traverse avec mon corps élargi trois hectares de broussailles — je fais parler des milliers de feuilles simultanément — mais ici le message est simple et deux lèvres suffisent — je vais le redire encore — je suis morte


147. doucement
(Eurydice)

j'ai froid — je ne savais pas trop si j'aurai trop chaud ou trop froid — et j'ai froid



Patrick Dubost

retour aux inédits

retour au sommaire